par Benjamin Derbez, Karine Roudaut
Nous sommes heureux de partager cet article scientifique publié dans le dernier numéro de la REVUE FRANÇAISE DES AFFAIRES SOCIALES, avec l’aimable l’autorisation des auteurs.
Résumé
La question de l’accès à la parentalité après la maladie constitue un point aveugle des travaux des sciences sociales. En nous appuyant sur des données d’entretiens approfondis avec des personnes devenues parentes après un cancer, nous montrons dans cet article comment la réalisation d’un projet procréatif dans cette situation expose les personnes à une forme d’empêchement à la fois biologique et médical. Dans cette période ambivalente de l’« après-cancer », la question de l’incapacité physique à procréer, plus ou moins complète et transitoire, est étroitement articulée aux incertitudes médicales qui peuvent conduire à une régulation de l’accès à la parentalité. Dans ces conditions, devenir parent passe, pour certain·e·s, par un processus d’autorisation de soi, une prise de risque plus ou moins négociée avec les médecins, qui suppose d’avoir surmonté un certain nombre de peurs engendrées par la maladie.
Introduction
Aujourd’hui, plus de 3 millions de Français vivent avec un cancer ou en ont guéri (INCA, 2018). Les progrès médicaux, qui ont permis de réduire la mortalité liée à cette maladie, ont fait émerger de nouvelles problématiques sociales liées à l’après-cancer. Si les questions du retour au travail (Tarantini et al., 2014) ou de l’assurabilité (Dumas et al., 2017) ont bénéficié d’une certaine attention, celle de l’accès à la parentalité a été peu étudiée. Pourtant, les études de l’INCA sur la vie après un cancer montrent que la maladie et ses traitements n’impliquent pas un renoncement à la parentalité pour les individus concernés (INCA, 2012, 2018). Mais qu’en est-il de la réalisation effective des projets parentaux déclarés dans ces enquêtes ? Il convient de s’interroger sur les conditions du devenir parent après un cancer, en particulier sur les formes d’empêchement auxquelles les personnes concernées peuvent être confrontées.
Afin d’éclairer cette réalité, nous nous appuierons dans cet article sur l’analyse de parcours d’ancien·nes malades du cancer devenu·es parents que nous avons collectés au cours d’une recherche par entretiens (n = 32) menée depuis 2020. Les récits recueillis mettent en lumière la manière dont les incertitudes biomédicales caractéristiques de « l’après-cancer » constituent un obstacle majeur à surmonter dans cette situation. Qu’elles concernent la fertilité, les risques pour la santé de l’enfant à naître ou le devenir d’une maladie potentiellement récidivante, les incertitudes traversent l’expérience des personnes touchées de telle sorte que c’est non seulement la question de leur capacité physique à enfanter qui se pose, mais aussi celle de leur droit à devenir parents. Dans ce cas, les contraintes biologiques liées à la maladie traitée sont souvent redoublées par celles liées à la médicalisation des candidat·e·s à la parentalité.
Dans un premier temps nous reviendrons donc sur les obstacles biomédicaux qui peuvent contraindre les malades à ajourner ou renoncer à la parentalité pendant et après les traitements[1]. Nous montrerons ensuite de quelle manière certains projets parentaux post-cancer font l’objet d’une régulation médicale en contexte d’incertitudes. Pour finir, nous verrons comment ce processus peut contraindre les ancien·ne·s malades à s’émanciper de l’autorité médicale, de manière plus ou moins négociée, pour s’autoriser à devenir parent.
Encadré 1 Méthodologie
Le matériau mobilisé est issu du programme de recherche CAPAFAM, « Parents après un cancer, faire famille malgré la maladie grave », coordonné par Benjamin Derbez et financé par l’Institut national du cancer de 2020 à 2023 (SHSESP 20-058).
Ce projet, validé par le comité d’éthique de la recherche de l’Université de Paris (n°IRB 00012021-11), réunit plusieurs chercheur·e·s : Karine Roudaut (Université de Brest, Labers), Béatrice Jacques (Université de Bordeaux, Centre Émile Durkheim), Sarra Mougel et Zoé Rollin (Université de Paris, CERLIS), David Saint-Marc (IRTS Nouvelle Aquitaine, Centre Émile Durkheim), Manon Vialle (INED) et Catherine Guaspare (GEMASS).
Dans ce cadre, 32 entretiens semi-directifs ont été menés avec des « ancien·ne·s malades » du cancer d’octobre 2020 à janvier 2023. Le recrutement a été réalisé dans le réseau d’interconnaissance des chercheur·e·s et par le biais d’associations. L’échantillon est composé de 22 femmes et 10 hommes âgé·e·s de 25 à 60 ans, appartenant à des catégories sociales allant des classes populaires stabilisées (n = 5) aux classes supérieures (n = 10) en passant par la classe moyenne (n = 17). Vingt-huit personnes sont devenues parents après un cancer, trois sont sans enfant mais déclarent avoir un projet parental au moment de l’entretien et une seule n’a pas eu d’enfant après sa maladie et n’en a pas le projet. Les enquêté·e·s ont reçu leur diagnostic de cancer entre 1968 et 2020 : neuf avant les années 2000, dix entre 2000 et 2009 et treize après 2010. Parmi elles et eux, cinq ont été diagnostiqué·e·s dans l’enfance (moins de 15 ans), quatorze à l’adolescence ou à un âge de jeune adulte (15-24 ans), treize à l’âge adulte (25 ans et +).
Nous remercions ici toutes les personnes qui nous ont confié leur histoire de parentalité, ainsi que les associations qui nous ont permis de rencontrer certaines d’entre elles : Les Aguerris, « On est là », Info Sarcomes, CERHOM, ELLYE et la Ligue contre le cancer – Aquitaine.
1. Des obstacles biomédicaux
Encore souvent mortelles, les maladies cancéreuses font partie des maladies graves dont le traitement implique une biomédicalisation massive des parcours des individus concernés (Amsellem et Bataille, 2018). La maladie elle-même, mais aussi ses conséquences physiques à plus ou moins long terme, constituent des obstacles biologiques sur le chemin de la parentalité. Le travail engagé pour les surmonter confronte de nouveau les ancien·ne·s malades aux incertitudes et au poids des normes médicales.
1.1 L’interruption des projets parentaux par le cancer
Le cancer est d’abord un événement biologique qui s’impose dans la vie des individus. Pour les personnes désirant avoir un enfant au moment du diagnostic, la survenue de la maladie signifie l’arrêt brutal du projet parental. Ingrid[2], touchée par un cancer de l’utérus à 29 ans, se souvient des mots des médecins à cette époque : « Ils m’ont dit : pas d’enfant pour le moment, n’y pensez pas, n’y songez pas […] ils m’ont tout de suite dit : n’y pensez plus pour le moment, tant que… tant qu’on n’a pas opéré » (Ingrid, 54 ans, joaillière, 1 enfant). La localisation de son cancer rend toute grossesse extrêmement risquée. Elle compliquerait l’intervention chirurgicale, laquelle est prioritaire puisqu’il en va de sa vie.
En règle générale, les traitements anticancéreux sont un motif d’interruption des projets parentaux pour les malades[3]. Les chimiothérapies, par exemple, ont des effets cytotoxiques qui peuvent être tératogènes pour le fœtus en cas de grossesse. Dans ces conditions, une contraception de couple est recommandée durant les traitements et même au-delà (Pragout et al., 2018). Cyndi, responsable qualité de 28 ans, soignée cinq ans plus tôt pour un cancer de l’estomac nous raconte par exemple : « J’ai fait une thérapie à force qu’on me dise : “Non, tu n’auras pas d’enfant tant que tu prendras ces médicaments” ». Pour les médecins qui la suivaient à l’époque « la grossesse n’était pas du tout compatible avec les molécules qu’[elle] avai[t] prises ». Ne pas pouvoir enfanter a été particulièrement difficile à vivre pendant cette période.
Les femmes qui, après le traitement de leur cancer du sein, se voient prescrire une hormonothérapie destinée à diminuer les risques de rechute à distance sont, elles aussi, confrontées à cette contrainte. Parmi les effets secondaires de cette médication « préventive » (Sarradon-Eck et Pellegrini, 2012), le blocage de l’activité ovarienne rend toute grossesse impossible. « L’hormonothérapie ça consistait à me ménopauser », nous explique Éloïse, 37 ans, architecte, soignée pour un cancer du sein à l’âge de 28 ans. « Je devais avoir 31 ans […] ça paraît pas logique de se ménopauser, mais… bon, voilà. Non, mais c’est vrai que la ménopause, ça a été compliqué. Surtout que moi, quand j’ai eu mon premier cancer, la première chose que j’ai posée comme question c’était : mais du coup, le deuxième enfant, on fait quoi ? ». Pour Éloïse, cette situation introduit une rupture avec les normes de vie d’une femme de son âge. Alors que sa survie n’est plus réellement en jeu, les impératifs de la médecine du risque (Löwy, 2010) imposent des contraintes qu’elle ressent difficilement
1.2 Après-cancer et norme de parentalité
L’interruption d’un projet parental pour cause de cancer n’implique cependant pas nécessairement le renoncement à la parentalité. Au contraire, l’étude VICAN5 sur la vie cinq ans après un diagnostic de cancer montre qu’« en l’absence de troubles de la fertilité, le diagnostic de cancer n’a que peu d’influence sur les projets parentaux » (Bouhnik et al., 2018, p. 340). Avoir le désir de devenir parent demeure une norme sociale prégnante, comme le montrent bien, en creux, les travaux récents sur le renoncement à la maternité (Debest, 2014 ; Debest et Hertzog, 2017) ou le regret d’être mère (Donath, 2019). Éloïse, nous dit par exemple être « très sur les schémas familiaux » : « J’ai une famille, on est trois, deux ans de différence chacun, moi je suis l’aînée, clairement je voulais reproduire le schéma familial ». L’annonce de son cancer, alors qu’elle est mère depuis peu, est donc pour elle une « grosse douche froide ». Prise dans son « schéma de petite fille », elle s’inquiète du retard que la maladie entraîne dans la réalisation de son projet familial, elle qui aimerait « tellement être comme les autres », et affirme avoir « vraiment besoin de cette conformité ».
Pour d’autres, c’est l’entourage qui véhicule et impose la norme de parentalité. Geoffrey, 45 ans, informaticien, père de deux enfants, se souvient de la période « difficile » qui a suivi le traitement de son fibrosarcome, à l’âge de 20 ans. Dès sa mise en ménage avec sa compagne, vers l’âge de 22 ans, il se reménore « tous ces gens qui veulent absolument faire rentrer les couples dans une normalité […] qui nous souhaitent d’avoir des enfants » : « Quand on est en plein doute, c’est juste dévastateur », explique-t-il. « Le pire, c’est les vœux de début d’année quoi, c’est “Bonne santé, bonne année, bonne santé et surtout un bébé avant la fin de l’année !” […] Et puis, c’est tout le monde, parce que tout le monde veut, alors entre ceux-là, entre ces réflexions-là “Un bébé avant la fin de l’année”, entre le “Tu sais pas comment il faut faire, tu veux que je t’explique ?”… ». Les doutes dont Geoffrey fait état ne sont pas rares après un cancer. Ils compliquent la réflexion des conjoint×e×s sur un éventuel projet parental.
1.3 « Est-ce qu’on va pouvoir avoir des enfants ? »
Pour les malades du cancer, la fin des traitements anticancéreux peut être vécue comme un « saut dans le vide », pour reprendre les termes d’Alexia, 41 ans, directrice d’établissement médico-social, atteinte par un cancer du sein à l’âge de 23 ans. Après une période de « suivi très, très pointilleux », on sait que certain·es malades éprouvent en effet un sentiment d’« abandon » (Ben Diane et al., 2018, p. 123). Si les aléas des carrières médicales et les recommandations de suivi cancérologique, qui font que les visites à l’hôpital s’espacent au fil du temps, peuvent générer ce sentiment, les injonctions médicales incitant les malades à rompre avec le temps du cancer peuvent le renforcer. Edwige a, certes, continué à voir son médecin orthopédiste « un peu plus longtemps », mais « pour le coup, c’était pas de son fait, parce qu’à chaque fois il me disait “Mais vas-y, maintenant fais ta vie, oublie-moi, tu reviens me voir que si t’as des problèmes” ».
Aux angoisses de l’après-traitement se mêlent, pour certain·es, les doutes concernant leurs capacités à devenir parents. « C’est vrai », explique ainsi Victoria, « qu’on a été confrontés à se dire : est-ce qu’on va pouvoir avoir des enfants ? Par rapport à la douleur, par rapport à l’accompagnement, par rapport à mon aspect physique, à l’estime de moi… voilà » (Victoria, 31 ans, aide-soignante, lymphome à 24 ans, 1 enfant). La capacité à tenir un rôle parental, et avant tout celle de procréer est rendue incertaine par le vécu du cancer. Bien que sa durée soit variable, selon la maladie, le traitement et l’individu, l’infertilité est connue pour être l’un des principaux effets secondaires de la plupart des traitements anticancéreux. Même quand elle est considérée comme transitoire, l’infertilité demeure source d’inquiétudes fortes : « Je me souviens qu’on m’avait dit qu’il n’y avait pas de raison que je ne puisse pas avoir d’enfant… », raconte Lætitia. « Il n’y avait pas de raison, mais dans ma tête […] enfin j’étais pas convaincue à cent pour cent, j’avais peur de ne pas pouvoir en avoir » (Laëtitia, 35 ans, représentante édition, leucémie à l’âge de 2 ans, 2 enfants).
1.4 Le renoncement à la parentalité biologique
Comme l’ont bien montré Agnès Dumas et ses cochercheur·es (Chesa et al., 2021), « la question de fonder une famille, qui rappelle les risques possibles sur la fertilité », fait partie des « étapes du parcours de vie » qui peuvent conduire à une « recherche active de réponses » médicales pour des personnes ayant cessé d’être suivies depuis parfois des années. Axel, journaliste de 43 ans soigné pour une leucémie diagnostiquée à 15 ans, s’est demandé s’il pourrait enfanter naturellement. Il a alors une vingtaine d’années et, bien qu’il soit célibataire à cette époque, il décide, pour lever ses doutes, de faire un spermogramme. Quelque temps après, il raconte avoir « reçu un courrier des CECOS[4] […] avec le tableau ». « Aucun courrier accompagnant, juste le tableau disant : “zéro”. Il y avait des zéros partout ! […] Un truc avec marqué des zéros partout, c’est facile à lire. Mais du coup, tu le prends un peu en pleine tête ». L’annonce de la stérilité après un cancer est difficile, elle constitue une nouvelle forme de « rupture biographique » (Bury, 1982).
Dans certains cas, l’interprétation médicale des résultats d’examens biologiques peut aussi conduire à une forme d’empêchement des projets parentaux. L’histoire de Lucie, assistante de vie scolaire, 45 ans, atteinte par un ostéosarcome à l’âge de 16 ans, le montre par exemple. Lors de la rencontre avec son compagnon, huit ans après son diagnostic, « la grande question ça a été : est-ce que, oui ou non, je peux avoir des enfants ? », raconte-t-elle. Pour elle, la situation est délicate. En l’absence de retour de son cycle menstruel post-traitement, sa gynécologue lui suggère d’effectuer un test de fertilité dans l’optique où « il faudrait faire une FIV[5] avec don d’ovocyte ». Cependant, Lucie présente de graves séquelles physiques de ses soins. Son maintien dorsal est notamment assuré par un appareillage posé chirurgicalement : « J’ai un montage orthopédique au niveau du bassin, deux tiges, des vis pour tenir le tout, enfin comment un bébé peut se développer dans un milieu comme ça ? Enfin, c’était le gros questionnement ». Devant ces incertitudes, Lucie préfère solliciter l’avis de son oncologue :
« Donc j’ai demandé […] “Est-ce que, oui ou non, je peux avoir un enfant ?” Il me dit “Bah, tu sais, [Lucie], ton corps a vraiment beaucoup souffert, d’une, par les traitements, de deux, par le montage orthopédique que tu as. Si tu as un enfant naturel, on ne sait pas après comment ton corps va réagir, comment… si tu pourras récupérer totalement toutes tes capacités physiques” ».
Sur cette base, le médecin finit par trancher : « [Il] m’a dit “Écoute, si j’ai une réponse à te donner, pour moi, ça serait non. Non, faut pas que tu aies d’enfant naturel.” Donc c’est une façon, il a répondu à ma question, c’était très clair ». Plutôt que de poursuivre la piste de l’assistance médicale à la procréation, Lucie opte alors avec son compagnon pour entrer dans le processus d’adoption grâce auquel le couple aura deux enfants.
2. Une régulation médicale des projets parentaux
Le projet de donner naissance à un enfant peut conduire les personnes ayant été soignées pour un cancer à reprendre contact avec l’institution médicale après s’en être plus ou moins éloignées pendant un certain temps. Cette démarche s’appuie notamment sur les doutes qui émergent concernant leurs capacités procréatives suite aux traitements du cancer. Elle met en lumière la manière dont les incertitudes et les normes du travail médical peuvent conditionner la réalisation du projet familial dans certains cas.
2.1. Des incertitudes médicales persistantes
Comme de nombreux travaux sociologiques classiques l’ont montré, l’incertitude est une dimension incontournable du travail médical (Davis, 1963 ; Bosk, 1979 ; Atkinson, 1984). Pour Renée Fox, l’une de ses principales manifestations « découle des limites propres à la science médicale actuelle » (1988, p. 80). C’est ce principe d’incertitude qui, selon Marie Ménoret (2007), fonde aujourd’hui le pacte thérapeutique en cancérologie. Si la rhétorique probabiliste est communément admise dans l’information des malades concernant les traitements, l’émergence de nouvelles incertitudes à distance des soins est plus surprenante, notamment pour les personnes ayant été sauvées par la « big science » du cancer (Löwy, 2002). Geoffrey (45 ans, informaticien, fibrosarcome à 20 ans, 2 enfants) s’étonne ainsi de l’ignorance des médecins concernant les effets sur la fertilité de la radiothérapie qu’il a subie :
« Donc là, on était en 2001 : “On connaît pas les incidences de la radiothérapie, sur combien de temps”, c’était… enfin, c’est complètement fou ! Cette médecine nucléaire où on s’aperçoit qu’on ne la maîtrise, enfin, qu’ils ne la maîtrisent pas plus que ça. Alors, ça sauve des vies, mais… »
La persistance d’incertitudes sur les conséquences de certains traitements anticancéreux, en termes d’infertilité – complète ou partielle ? définitive ou transitoire ? durable ou passagère ? – est une donnée avec laquelle nombre de malades ont à composer. Ils et elles peuvent en être informé·e·s avant même les traitements :
« Ce médecin-là, qui nous a reçus du coup, nous a expliqué vraiment le processus et nous a dit que… oui, il y a des risques sur la fertilité. Mais après c’est du cas par cas, donc on ne sait pas qui… Forcément, plus on avance en âge, a priori, plus c’est difficile pour que ça fonctionne bien, mais il y a des gens de 40 ans chez qui ça va fonctionner très bien après et on ne sait pas dire pourquoi » (Sofia, 41 ans, commerciale, lymphome de Hodgkin en 2013, 2 enfants).
Dans l’après-traitement, la question revient, avec le même coefficient d’incertitude grevant la réponse médicale :
« Mon oncologue […] m’avait dit : “Je ne sais pas ce qui… ce qui va se passer maintenant. Je sais pas si tu vas avoir de nouveau tes règles, je sais pas si le cycle va reprendre normalement, je ne sais pas si tu pourras avoir des enfants… et par contre, tu ne pourras pas avoir de stimulation hormonale parce que c’est trop risqué et si tu arrives à avoir un enfant, t’auras un renfort, enfin t’auras un suivi renforcé… post-grossesse…” » (Alexia, 42 ans, directrice d’établissement médico-social, cancer du sein à 23 ans, 2 enfants).
Comme le souligne cet extrait, l’après-cancer est conçu comme une période à risques : celui, vécu, de l’infertilité liée aux traitements et celui, potentiel, de la rechute cancéreuse en cas de stimulation ovarienne. L’ensemble de ces risques, actualisés ou possibles, confirme qu’« en matière de cancérologie, les contours de la guérison sont […] particulièrement flous » (Loretti, 2019, p. 268).
Comme l’a bien montré Marie Ménoret (2007, 2010), la notion de rémission est, depuis l’après-guerre, utilisée en cancérologie pour dire la situation d’incertitude médicale qui caractérise l’après-traitements. L’« ambiguïté comminatoire » (Ménoret, 2007, p. 35) qui marque cette période est un frein à l’accès à la parentalité. Pour Laure, par exemple, juriste retraitée de 60 ans, atteinte par un fibrosarcome en 1979 et mère de 2 enfants, « ça, c’est le gros problème… Le gros problème… on ne vous dit jamais que vous êtes guérie… ». S’il traduit bien l’exigence médicale de prudence pronostique, le terme de rémission n’est pas jugé rassurant par les personnes concernées. Pour Hélène Lecompte (2021), dans cette période particulière, « les anciens malades reçoivent un message paradoxal puisqu’ils doivent se considérer comme “guéris” malgré les “consultations de suivi” (qui durent parfois vingt ans après l’arrêt des traitements) ». Pendant plusieurs années après les traitements, il existe en effet un risque, plus ou moins important, de rechute du cancer qui oblige les ancien×nes malades à « prendre soin » d’eux et d’elles-mêmes (Mino et Lefève, 2016). De même, la toxicité des thérapeutiques anticancéreuses peut avoir eu un effet délétère sur les gamètes. Il faut « laisser le temps d’éliminer la molécule, enfin les molécules que j’ai prises pendant autant d’années pour voir comment mon corps réagissait », rapporte Cindy (34 ans, responsable qualité, tumeur de l’estomac en 2011 à 23 ans, 1 enfant). Dans ce contexte, les ancien×ne×s malades désireux de devenir parents sont incités à entrer dans une « logique d’ajournement » de leur projet (Levilain, 2008). « En général ils disent, attendez cinq ans avant d’avoir des enfants », explique Alexia (41 ans, directrice d’établissement médico-social, cancer du sein en 2003 à 23 ans, 2 enfants), qui a posé la question à son oncologue. À Sylvain, informaticien atteint par un cancer du testicule à l’âge de 30 ans, il est conseillé d’attendre deux ans, « par rapport aux statistiques » et au « fait que les spermatozoïdes peuvent être moins qualitatifs, sur les risques qu’il y a de fausse couche derrière, de malformation, etc. ». Lui et son épouse décident donc « d’attendre le go, entre guillemets, de l’oncologue » pour essayer d’avoir un deuxième enfant.
2.2. « Tu pourras, quand on t’aura donné le feu vert »
Bien que de nombreux.ses ancien·nes malades s’en passent, certain·es préfèrent demander une autorisation médicale pour devenir parents. Comme l’indique en effet Anne-Chantal Hardy, « ce qui fait que le malade est dit guéri n’a quasiment rien à voir avec ce qu’il ressent de son état » (Hardy, 2013, p. 24). Quand bien même « le temps écoulé sans récidive est suffisant pour rendre une récidive improbable dans le cas de la tumeur considérée » – pour reprendre la définition que Marie Ménoret propose de la guérison (2010) –, un doute subsiste souvent chez les ancien·ne·s malades. Il peut conduire, avant une grossesse, à « parl[er]au professeur », comme le rapporte Laure, qui lui a demandé : « “Est-ce que vous pensez que je suis suffisamment éloignée de la fin de mes traitements ?” » (Laure, 60 ans, retraitée, 2 enfants). Astrid (40 ans, infirmière, sarcome d’Ewing à 24 ans, 2 enfants) raconte ainsi sa démarche :
« Une fois que j’avais fini mes traitements […] j’ai demandé à différents médecins “Est-ce que vous croyez que… ?” […] “Tu pourras, quand on t’aura donné le feu vert”. Parce que je ne faisais pas n’importe quoi quand même. J’ai quand même attendu cinq ans après la fin de mes traitements histoire d’être en rémission, on va dire, d’être voilà, d’être… “Essaye et tu verras et à ce moment-là on fera ce qu’il faut si jamais tu n’y arrives pas. Mais essaye, c’est le meilleur moyen de savoir si tu pourras être enceinte, un jour, maman”. Bon, moi, il fallait que je vive avec ça, avec cette incertitude, bon… Donc en fait, j’avais ce… aussi ce désir de savoir si je pouvais être enceinte ».
Dans le discours d’Astrid, l’incertitude médicale semble être contenue par une norme de prudence qui justifie l’ajournement ou l’autorisation du projet parental. Comme durant les soins (Vega et Pombet, 2016), l’expérience rapportée de l’accès à la parentalité met en exergue le poids des normes biomédicales dans les trajectoires post-cancer. L’histoire d’Alexia le montre bien. À l’issue de sa période de cinq années d’hormonothérapie, durant laquelle elle dut renoncer à toute idée de maternité, cette dernière commence en effet à envisager sérieusement d’avoir un enfant avec son compagnon. Cependant, « avant même de savoir si ça allait marcher ou pas », son médecin lui demande explicitement de « ne pas tomber enceinte trop tôt ». « On a arrêté l’hormonothérapie au mois de mai, raconte-t-elle, en septembre j’avais mes premières règles. Et donc, à partir de là, c’est pareil, il m’a dit on attend un peu jusqu’à la fin de l’année. Bon, en janvier, j’étais enceinte ». Le récit d’Alexia, qui est très au fait des procédures médicales en tant qu’ancienne représentante associative, ne donne pas de justification à ces nouveaux délais qui lui sont imposés, à elle et son compagnon. Tout se passe pour elle comme si tous les risques biologiques n’étaient pas levés alors qu’elle est médicalement considérée comme guérie. D’où le sentiment, pour certain·e·s ex-malades, d’une forte régulation médicale de l’accès à la parentalité post-cancer. C’est ce que suggère Éloïse (37 ans, architecte, cancer du sein en 2011 à 28 ans, récidive en 2013, cancer de la thyroïde en 2016, 2 enfants) lorsqu’elle explique à propos de sa seconde grossesse qu’« elle a quand même été très attendue et ²autorisée², entre guillemets ». Pour elle, les choses sont claires : en matière de parentalité post-cancer, comme en matière de traitements, « c’est l’oncologue qui choisit… ».
2.3. Une procréation médicalement conditionnée
La régulation médicale de l’accès à la parentalité se manifeste également à travers la question de la préservation de la fertilité. Cette dernière peut s’avérer être une condition déterminante de réalisation du projet parental. Or elle n’est pas toujours proposée. Dans ce cas, la découverte après les traitements de l’absence de mesure préventive du risque d’infertilité peut constituer un « électrochoc », pour reprendre le terme employé par Emeline, institutrice atteinte par un cancer hépatique à l’âge de 29 ans. Chloé, comédienne de 40 ans, se rappelle aussi avoir été « très en colère » une fois « sortie de tout ça » en apprenant qu’elle aurait pu bénéficier d’une congélation d’ovocytes avant le traitement de son lymphome en 2014 : « Rappelez-moi pourquoi vous n’avez pas préservé mes ovocytes ? Parce que maintenant que je suis vivante, je veux être maman ! », avait-elle interpellé son oncologue en apprenant l’information. Depuis 2004, la loi de bioéthique française[6] prévoit pourtant que toute personne exposée à un risque d’altération de sa fonction de reproduction par une prise en charge médicale peut bénéficier d’une préservation des gamètes et des tissus germinaux. Face aux lacunes constatées dans l’application de ce texte ces dernières années, un référentiel de bonnes pratiques a donc été publié en 2021 par l’Institut national du cancer (INCA, 2021) qui vise à systématiser le recours à ces techniques.
Cette situation soulève des enjeux genrés d’accès. Bien que de nouvelles techniques se soient développées ces dernières années, comme la vitrification ovocytaire et la cryoconservation de cortex ovarien (CCO), leur caractère invasif, risqué et chronophage pour les femmes, constitue en effet un frein à leur mise en œuvre systématique. Sur les onze enquêté·es rencontré·es ayant eu un cancer après 2010, les trois malades n’ayant pas bénéficié d’une préservation de la fertilité étaient des femmes alors les trois hommes de ce groupe en avaient tous bénéficié. Dans la plupart des cas c’est l’urgence vitale qui est rapportée comme principal argument médical pour justifier l’abstention. Pour Victoria, aide-soignante de 31 ans, dont le diagnostic de lymphome remonte à 2014, « tout s’est fait très rapidement, c’était très condensé, en deux semaines ». Interrogée par un médecin de la reproduction sur la possibilité de mettre en place une ponction d’ovocytes avant traitement, « l’hématologue a dit qu’on n’avait pas le temps. Donc c’était un peu quitte ou double à ce moment-là », raconte-t-elle. Si Victoria suit l’avis médical, Constance est, quant à elle, placée devant un choix contraint par le médecin d’un « centre de PMA », qui lui explique « “Écoutez, on n’a pas le temps de vous faire un prélèvement d’ovocytes parce que vous commencez la chimio la semaine prochaine, on a un créneau pour vous opérer dans trois jours pour vous enlever l’ovaire. Est-ce que vous acceptez ou pas ?” ». À 19 ans, face au risque vital que constitue le développement rapide du lymphome dont elle est atteinte, l’importance qu’elle accorde au fait de pouvoir devenir mère « si [elle] arrive à survivre à tout ça » lui fait accepter à reculons l’opération « expérimentale » de cryoconservation de tissu ovarien : « Je dis toujours qu’on m’a arraché l’ovaire parce que… en fait, j’ai eu très peu de temps pour réfléchir, j’ai eu vingt-quatre heures pour dire OK, je prends l’opération ou non, je ne la prends pas ».
3. Prendre le risque de devenir parent
L’évolution contemporaine des normes de la relation soignant-soigné est souvent présentée comme le passage du paternalisme médical au libre choix du patient (Bureau-Point et Hermann-Mesfen, 2014). Dans ce contexte, le respect de l’autonomie du sujet de soins passe généralement par le recueil de son consentement éclairé (Gagnon, 1998). Dans certains cas, le patient peut aussi aller à l’encontre de l’avis médical (Hum et al., 2015). Il ou elle doit alors être capable de s’autoriser à agir comme il le souhaite, dans un domaine qui concerne sa santé, où l’autorité médicale est traditionnellement dominante (Jaunait, 2003). Cette démarche d’autorisation de soi par soi-même, qui est décrite par certaines anciennes malades du cancer devenues mères, implique de s’opposer ou de négocier avec les avis médicaux, mais aussi de surmonter des peurs liées aux multiples incertitudes de l’après-cancer.
3.1. S’émanciper des normes médicales
L’expérience du cancer est dominée par l’intensité des soins médicaux qu’elle implique (Derbez et Rollin, 2016). L’emprise de la biomédecine sur le corps et l’existence des malades se prolonge au-delà des traitements, dans les phases de surveillance qui suivent. La réalisation d’un projet parental peut, comme nous l’avons vu, réactiver des attachements médicaux autour des personnes remises. Cette nouvelle médicalisation de l’intime n’est pas toujours bien acceptée. D’autant moins lorsqu’elle se traduit par des restrictions ou des interdits. Faire un enfant peut, dès lors, passer par une mise à distance du médical. C’est le cas pour Mathilde, éditrice de 27 ans, soignée pour un sarcome d’Ewing entre 17 et 19 ans, qui après des tests de fertilité « assez mauvais » et une tentative de conservation d’ovocytes « n’[ayant] pas donné grand-chose », rompt brutalement avec ses médecins. « J’en avais ras le bol qu’on me dise ce qu’il fallait que je fasse », raconte-t-elle à propos de l’invitation de sa gynécologue à reprendre une contraception pour atténuer les effets d’un début d’endométriose et au motif que « de toute façon [elle n’aurait] pas d’enfant ». Pour Mathilde, cette prescription est absurde. Elle signe en outre la nécessité de « faire le deuil de la maternité biologique ». À la suite de cette consultation, l’ancienne malade décide de « tout arrêter, la pilule et tout », de partir « en Russie avec son amoureux » et de ne « plus honor[er]ses rendez-vous de médecins ». Pendant plus d’un an, elle vit sans se préoccuper de sa condition, à tel point que, quand elle tombe enceinte, elle n’est « plus suivie par les médecins ». « J’y pensais même plus à tout ça, en fait et je pensais même pas que ça pouvait arriver », raconte-t-elle.
« Quand j’ai eu les premiers signes avant-coureurs, j’ai appelé ma mère en larmes en lui disant “Ça y est, je suis ménopausée”. Donc tellement je pensais pas à la possibilité d’une grossesse. Et c’est ma maman qui m’a dit : “Mais quand même…”, […] j’avais la nausée, j’étais fatiguée, elle me dit : “Tu devrais faire un test” et je lui ai dit “Mais arrête, t’es débile, c’est pas possible” et je l’ai fait et effectivement… bah, j’étais enceinte ! »
Pour Mathilde, l’accès à la maternité a impliqué de « tenir tête » aux médecins, pour reprendre son expression. Dans d’autres cas, la réalisation du projet parental nécessite une phase de négociation plus classique dans les relations soignants-soignés contemporaines (Marche, 2006). Après avoir « joué le jeu » des restrictions médicales pendant un an et demi, après l’opération des métastases de son cancer hépatique « hautement récidivant », Émeline, alors âgée de 35 ans s’interroge : « Mais à quoi ça sert de… se soigner si c’est pour vivre avec une liste d’interdits qui fait que, enfin je peux pas emprunter d’argent pour m’acheter une maison, je peux pas construire une relation avec quelqu’un qui voudrait des enfants, je peux pas avoir d’enfant, mais qu’est-ce que je vais faire de ma vie quoi ? ». N’en pouvant plus des « menottes psychologiques » qui lui sont imposées malgré sa rémission complète, elle demande à son médecin « d’arrêter le traitement. Alors que ça ne se faisait pas du tout ailleurs ». « Il n’était pas spécialement chaud-chaud au départ », se souvient-elle, « parce que moi en plus j’étais à haut risque de récidive. Mais donc il m’a fait promettre que par contre, si je récidivais, que je reprenais le traitement tout de suite et, bien sûr, je me suis engagée à ça et… Mais bon, c’était un peu un coup de poker ». Désireuse de « reprendre [s]on destin en mains », Émeline fait le choix de prendre un risque avec sa santé : il fallait « que je me donne la possibilité de vivre – même si ça ne dure pas longtemps – normalement. Et donc voilà, j’ai arrêté », rapporte celle qui parviendra à devenir mère plusieurs années après, au terme d’un parcours complexe ponctué par le recours à l’assistance médicale à la procréation.
À travers la négociation qu’elle a entreprise avec son oncologue, Émeline tente de poser à nouveau des choix qui font d’elle l’autrice de ses actes. Après s’être soumise, par nécessité, à l’autorité médicale, elle s’autorise à donner sens à son existence à travers le projet parental. « Le problème aussi de la cancérologie, c’est que quand on tombe, quand on rentre dans ce type de parcours, on décide plus de rien, c’est… c’est le contexte, c’est le corps médical qui décide pour vous en grande majorité. Donc j’avais vraiment besoin de reprendre ma liberté à ce niveau-là ». Se réapproprier une vie de laquelle on a été comme dépossédé à cause du traitement du cancer est une étape importante de l’après-cancer, comme l’indique Thomas, 41 ans, fonctionnaire territorial soigné d’une leucémie durant son adolescence, qui déclare avoir été heureux, en devenant père « d’être acteur de quelque chose et d’être en mesure de faire des choix, enfin des vrais choix. Parce que pendant longtemps j’ai plus eu l’impression de subir que de réellement choisir ce que je voulais ». Pour cela, il faut cependant être capable de surmonter en soi-même certains obstacles liés à l’expérience de la maladie mortelle.
3.2. Apprivoiser ses peurs
S’autoriser la parentalité après un cancer, c’est prendre la responsabilité d’un choix qui engage l’avenir de soi et d’un enfant. Ce choix passe par le fait de surmonter la peur de la mort qu’impliquerait une éventuelle rechute du cancer. Thomas comme Émeline insistent précisément sur le fait qu’ils n’ont « pas peur de la mort ». Pour Thomas, les statistiques sont rassurantes : « La leucémie est quand même l’un des rares cancers où plus le temps avance, moins les risques de rechute sont importants, donc voilà, c’est… […] je pense avoir digéré ». Sa pratique de la religion catholique le rend aussi « plus serein » : « J’ai la chance de vivre, profitons-en, voilà », conclut-il. Émeline elle, rapporte que « le fait d’en être sortie, à un moment donné, m’avait donné le sentiment que j’étais devenue immortelle. C’est un peu étrange comme… comme sensation, mais j’avais vraiment… j’avais réchappé à tellement de trucs où on me disait que pourtant j’aurais dû mourir. » Si elle a voulu stopper son traitement, c’est que « la peur de la rechute ne [l’] effrayait pas », qu’elle « avai[t] l’impression […] d’avoir tout apprivoisé, quelque part ». À l’encontre de la « précarité temporelle » de l’après-cancer, qui se traduit par une forme de « présentisme », de vie au jour le jour (Tarantini et al., 2014), l’engendrement d’un enfant semble s’accompagner d’une stabilisation du rapport à l’avenir.
Si l’apprivoisement de la mort est pour certain·es une condition de la prise de risque que peut représenter le fait de devenir parent après un cancer, la peur peut cependant se reporter sur l’enfant à venir. De nombreux témoignages recueillis font état d’interrogations sur ce point. Léa (30 ans, ingénieure consultante, lymphome de Hodgkin en 2013, 2 enfants) dit ainsi :
« Je pense que j’avais un petit peu peur, qu’il y ait des… voilà, des choses… anormales du fait des traitements, du fait de ceci, du fait de cela… Parce que d’un côté, ils disent que, normalement, c’est pas censé impacter, d’un autre côté quand on voit que c’est des sujets, comme par exemple le don d’organes qui ne nous est pas accordé, enfin… »[7].
Le principe de partage de l’incertitude, qui est un facteur d’adhésion au traitement (Ménoret, 2007), fonctionne ici comme un motif de doute à l’égard du discours médical. Et Léa d’ajouter en ce sens : « Je sais pas si on a énormément de recul sur les enfants des jeunes qui ont survécu et qui ont eu des enfants, enfin voilà… ». Dans ces conditions, au seuil de la parentalité, la question demeure celle formulée par Constance (25 ans, médiation scientifique, sarcome en 2015) : « Est-ce que je suis prête à prendre le risque ? ». Elle poursuit :
« Quand j’étais malade, je disais toujours que pire que d’avoir un cancer, c’est d’avoir un enfant qui a un cancer, parce que je pense que c’est horrible en fait, juste de voir son enfant souffrir et de pas réussir à… Et ça, c’est vrai que ça me fait peur en fait, je me dis : OK, je veux un enfant à tout prix, mais est-ce que je suis prête à voir mon enfant souffrir ? »
Devenir parent après un cancer implique de passer outre ces peurs qui sont susceptibles de bloquer tout projet en ce sens, comme l’illustre l’exemple de Fabien, psychologue de 45 ans, guéri d’une maladie de Hodgkin à l’âge de 26 ans. Devenu père de quatre enfants après sa maladie, il admet : « C’est vrai que, des fois, je me dis, j’espère que mes enfants ne vont pas avoir de problèmes ». « C’est quelque chose d’un peu angoissant », ajoute-t-il, « une sorte un peu de culpabilité ». Quand sa conjointe lui parle de son désir de nouvelle maternité, il lui fait part de ses doutes : « C’est pour ça que je poussais pas trop non plus sur le quatrième, je me disais : “Ouais, c’est bon, on en a eu trois déjà, ils vont bien, pourquoi aller jouer sur le quatrième… ?” Voilà, c’était un peu fébrile, voilà, cette question-là ».
En parallèle de ces inquiétudes qui peuvent conduire à renoncer à devenir parent, la conscience du risque de laisser son enfant orphelin en cas de rechute peut aussi constituer un obstacle à l’accès à la parentalité. Léa, 30 ans, ingénieure atteinte par un lymphome à l’âge de 21 ans, s’est ainsi fait du souci pour la santé de l’enfant qu’elle souhaitait mettre au monde, mais aussi pour son avenir familial : « Je pense que j’avais des peurs en plus du fait de la maladie […] comme le fait que, bah, on me retrouve quelque chose alors que j’ai un bébé et que je sois potentiellement plus là pour le bébé ». Pour les ancien·ne·s malades, la question devient celle que s’est posée Chloé : « À quel âge un enfant peut ne plus avoir de parent ? ». Elle qui dit avoir déjà « eu tellement peur de laisser [s]on premier fils orphelin de sa maman », durant le traitement de son lymphome survenu à l’âge de 34 ans, s’interroge sur le fait de « mettre en route le deuxième » ou non. Une interrogation qui peut trouver sa solution dans l’effort d’aménagement des conditions familiales d’accueil de l’enfant, comme en témoigne l’expérience d’Émeline :
« J’étais quand même consciente de ma situation, j’étais consciente aussi que la décision que j’avais prise, elle n’était pas… très sécurisée. Voilà, moi j’ai… j’ai décidé d’interrompre le traitement alors que ça ne se faisait pas, j’étais à haut risque de récidive donc je voulais pas non plus exposer un enfant à une situation de vie où peut-être à un moment donné il se retrouverait tout seul, donc par exemple, faire un enfant dans le dos à quelqu’un, ça m’est pas du tout venu à l’esprit ».
Dans son cas, la quête d’un conjoint stable s’est donc avérée déterminante : « Je ne trouvais pas juste de simplement mettre un enfant au monde sans prendre la responsabilité de m’assurer que tout se passe très bien pour lui si moi je disparaissais, quoi. Donc c’était soit je trouvais quelqu’un qui voulait construire quelque chose, soit j’aurais pas d’enfant ».
Conclusion
Au terme de ces analyses, il nous semble que le cas des personnes devenues parentes après avoir été soignées pour un cancer est révélateur de différentes formes d’empêchement. Les difficultés rencontrées par les ancien·ne·s malades pour accéder à la parentalité peuvent en effet être analytiquement distinguées selon trois ordres : celui du biologique, celui de la science et celui du sujet. Au premier abord, c’est en effet la maladie qui apparaît comme un obstacle rendant, au moins temporairement, la réalisation de tout projet parental impossible. Cependant, nous avons vu que les contraintes de nature biologique liées à la maladie et à ses traitements ne sont jamais indépendantes d’une forme d’empêchement de nature sociale. Dans cette période ambivalente que l’on désigne comme « l’après-cancer », les incertitudes persistantes de la médecine scientifique soumettent en effet les projets parentaux à une régulation médicale. Ne pas pouvoir devenir parent ne signifie alors pas seulement ne pas en avoir les capacités physiques, mais aussi ne pas en avoir reçu l’autorisation médicale. Dans ces conditions, l’accès à la parentalité passe, pour certain·e·s ancien·ne·s malades, par un travail d’autorisation de soi, de prise de risque plus ou moins négociée avec les professionnel·le·s de santé, qui suppose d’avoir surmonté un certain nombre de peurs, pour soi et pour l’enfant désiré, qui sont autant d’obstacles subjectifs engendrés par la maladie.
Au final, nous avons insisté, dans cet article, sur la manière dont les incertitudes biomédicales sont au cœur des difficultés à devenir parent après un cancer. Pour autant, cet aspect n’occulte pas l’existence d’autres types d’empêchement comme ceux, par exemple, liés aux difficultés à faire couple après un cancer ou encore à accéder à la parentalité via l’adoption. Dans ces cas, comme dans celui des négociations avec le médical que nous avons analysées, le travail engagé peut ne pas aboutir et conduire au renoncement définitif du projet parental. Il sera donc intéressant, à l’avenir, de prêter attention à ces dimensions de « l’après-cancer », en incluant plus directement les parcours inaboutis ayant conduit au renoncement à la parentalité.
[1] Ces renoncements ou ajournements sont liées aux traitements anticancéreux : les chimiothérapies ont une action dirigée contre les cellules à développement rapide, dont font partie les cellules cancéreuses, mais aussi les cellules germinales à l’origine des gamètes ; la radiothérapie peut conduire à une irradiation des organes génitaux néfaste à la gamétogenèse ; le traitement chirurgical de certains cancers peut conduire à l’ablation de ces organes (utérus, testicules, ovaires, pénis, etc.).
[2] Afin de respecter l’anonymat des enquêtée·s, tous les prénoms ont été modifiés avec l’aide de l’outil développé par Baptiste Coulmont : https://coulmont.com/bac/. Voir : https://coulmont.com/blog/2012/10/12/anonymiser-les-enquetes/ (consulté le 16 mars 2023).
[3] Parmi les traitements du cancer, on distingue généralement des traitements localisés (chirurgie et radiothérapie) et des traitements systémiques (chimiothérapies, thérapies ciblées et immunothérapies spécifiques).
[4] Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain.
[5] Fécondation in vitro
[6] La loi relative à la bioéthique du 6 août 2004 reconnaît expressément cette activité dans le Code de la santé publique : Art. L. 2141-11.
[7] Le don du sang et de la moelle osseuse n’est pas autorisé pour les personnes ayant eu un lymphome, mais celui des autres organes l’est (cf. https://lymphomeetcompagnieblog.fr/2017/12/16/le-don-apres-un-cancer-que-peut-on-faire/).
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