Simplement être un, pleinement et entièrement

Comment se reconnecter à son histoire, pour la raconter ? Ou comment la raconter, pour se reconnecter ?
Et pourquoi ?
Pour m’ôter ce sentiment d’être habillée d’une feuille d’opaline, ondoyant sur ma peau, par instinct, habitude et temps passé.
Pour m’offrir cette liberté, d’avoir été, d’être, et de devenir, une seule et même personne et ne plus avoir à choisir entre plusieurs morceaux de moi. Pour me dire « c’est ma vie », pour vous dire « c’est mon histoire », tout en ne faisant pas plus de bruit que le dessin de mes larmes.

Une rangée de sièges coincés dans une pièce exiguë ouverte d’un côté sur un couloir, d’un autre sur le bureau d’une secrétaire complice de mes présences répétées.

Les sièges attentent et moi aussi, toujours avec la même appréhension.
Sur le troisième côté, une porte, fermée, mais laissant régulièrement s’effectuer un échange.
Un qui rentre pour un qui sort.
Seul le professeur reste.
Il est grand, élancé, avec un visage fin, une silhouette à la « gentleman British », et n’offre pas à première vue une grande chaleur. Pourtant il gravera en moi une douceur, une complicité et une gravité, que je regarde aujourd’hui avec une tendresse et garde précieusement.
Attentif, lent, dans ses mots et dans ses gestes, soulignant leur importance.
L’importance d’un moment est peut-être marquée par la lenteur de l’enchaînement des choses.
Et ce jour-là, une lenteur différente des autres fois, inhabituelle, accentuée.
Le seul rendez-vous dont je me souvienne aussi nettement.

Et puis Danse avec les loups.
Évocation un peu décalée dans un moment pareil, mais à 15 ans, c’était la seule fois où j’avais entendu parler d’amputation, lorsque Kevin Costner s’enfuyait d’un camp militaire pendant la guerre de sécession pour éviter une amputation en urgence sur le champ de bataille. Cette pensée n’avait donc rien de rassurant.
De plus, je n’avais aucun cheval à ma disposition pour fuir, ni aucune plaine sauvage pour horizon.
Juste le calme minutieux du chirurgien qui me suivait depuis 3 ans pour un ostéosarcome « à caractère bizarre ».
Cette dénomination m’avait évité tout traitement de chimiothérapie et me laissait après chaque opération dans un instant T, sans projection d’avenir, juste dans l’attente et l’espoir que « rien ne se produise », que la récidive n’arrive pas, que le temps file et m’éloigne de la maladie.
Après la neuvième opération, je ne croyais plus en quoique ce soit, j’attendais, au rythme des douleurs apparaissant.

En cet instant, dans le bureau du chirurgien, l’amputation de ma jambe malade se présentait comme mon unique chance de survie et sans vraiment penser que j’étais tout près de la mort, je me suis sentie propulsée tout droit vers l’inconnu effrayant du handicap « à vie ».
Un de mes espoirs secret, que toutes ces années soient oubliées, disparaissait à jamais. Rien ne pourrait être oublié.
Plus rien ne serait comme avant.
Désormais, tout serait toujours différent.

Perdue dans mes pensées, le murmure de la voix de mon chirurgien me ramena vers son calme désarmé.
L’énumération de ses nombreuses tentatives signifiait ses échecs. Sa résolution. Et pourtant cela me rassurait.
Aucun faux semblant. Mais aucun débordement non plus, il était quand même chirurgien, professeur et chef de service !

Le jour de l’opération, au moment de quitter la chambre pour le bloc opératoire, je me souviens de son irruption et de sa question :
« On y va toujours ? Tu peux encore refuser. ».

Si certains auraient pu prendre ces mots pour de la peur, projeter un doute de sa part ; moi, je voulus y voir son besoin de s’assurer de ma pleine conscience, son interrogation sur mon consentement, et peut-être aussi puiser dans mon acquiescement du courage.
Quelle que fût sa motivation, je ne me souviens pas que l’on m’ait demandé mon avis avant ce moment-là… Mieux vaut tard que jamais !

Et si j’étais terrifiée, si je n’avais pas envie de répondre à sa question pour arrêter le temps, le laisser en suspension jusqu’à mon accord, si les années de maladie m’avaient appris à être forte, pour protéger ma famille, alors en cet instant je compris qu’il me fallait être forte pour moi, pour ma propre survie.
Je me sentis seule.
Mais sa question me rendit forte.
Et je le fus encore longtemps après l’amputation de ma jambe, même quand ma survie n’en dépendait plus. Histoire d’habitude.

Cela répond aussi à la première question.
Pourquoi se reconnecter à son histoire médicale, pourquoi la raconter ?
Pour la regarder enfin.
Pour regarder sa gravité, le drame vécu, car se rapprocher de la mort si jeune et devoir œuvrer pour maintenir la vie en soi, autour de soi, et devoir, pour y parvenir, laisser un peu de soi, de son enfance, de son insouciance, de son corps…

Tout cela est inévitablement un drame ; duquel je ne serais probablement pas ressortie vivante si je l’avais regardé tel quel, dans sa violence insoutenable, du haut de mes 15 ans.
Mais drame auquel il est nécessaire de se confronter un jour ou l’autre pour rencontrer cette part silencieuse, meurtrie et non pansée.

Rencontrer et raconter pour prendre soin et guérir, car certaines parties de soi ont besoin de plus qu’un traitement de chimiothérapie ou qu’une chirurgie pour guérir.
Elles ont besoin de temps, de reconnaissance, et d’amour.

Et sans prendre un jour le courage, sans s’extraire de sa vie quotidienne, qui peut bien évidemment être merveilleuse malgré tout cela, sans verser des larmes sur ces années, et sans partager ces larmes avec les personnes qui nous sont les plus chères, sans tout cela, on ne guéri pas vraiment.

Je souhaite à chacun d’entre nous de parvenir à cette unité-là, et ne plus avoir à parler de « reconnexion » avec notre histoire, avec une partie de nous, mais de simplement être un, pleinement et entièrement.
Notre histoire c’est nous. Nous sommes cette histoire.
C’est évident, et pourtant parfois encore si compliqué à vivre.

Mélanie

« Ce n’est que graduellement que j’ai découvert ce qu’est réellement le mandala : le Soi, l’intégralité de la personnalité, qui, si tout va bien, est harmonieux.« 

Carl Jung

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